- Mauvais présage ...

Je voyais pour la première fois en tant d'années mon sang couler. L'estafilade, profonde, marquait ma main. Le liquide rougeâtre s'échappait, contrastant avec la teinte mauve de ma peau. Et bien plus lentement qu'elle ne le devrait, la plaie se refermait, dans un bruit de succion. Bien trop lentement. La vue de mon sang m'était devenue inconnue, et lorsque je l'ai vu se répandre, je fus même étonnée un court instant. Mon corps avait changé après tant d'hérésies, pourtant mes effluves vitales conservaient leur teinte insolente.

Je ne savais pas dire si ça me rassurait, ou si ça m'effrayait.

Car pour la première fois depuis l’Éveil, je l'étais. Effrayée. Ce n'était pas mon monde, je le savais. Au plus profond de ma fibre, l'évidence se trouvait. Je n'étais plus dans mon monde. La brise, le soleil, l'air lui-même. Tous différents. Et aucune réponse des Forces de la Ruine qui pourtant m'accompagnaient où que j'aille.

Et ce sang était la preuve ultime.

Qu'allais-je faire ? Je ne le savais pas. J'étais dans l'incertitude. Mon ost triomphant ... Qu'adviendrait-il de lui ? Poursuivrait-il le siège de Skroa ? Ou s'éparpillerait-il aussi vite que je l'avais formé ? Et même si la capitale tombait ... Ils n'étaient pas en mesure de suivre le droit chemin. Le bon chemin. Mes seconds ... étaient de très bons commandants. Mais ils ne poursuivaient pas ma quête. Mais j'avais besoin d'eux.

Écart entre mes convictions et la réalité de la chose.

Je me laissais glisser contre le tronc d'un arbre qui aurait pu être millénaire. Je regardais autour de moi, une nouvelle fois. La victoire ou la défaite, quelle était donc la meilleure chose que je pouvais espérer ? Je me mordais la lèvre, jusqu'au sang. Me surprenais de la douleur éprouvée, et du fluide s'échappant sur mon menton. Mes pouvoirs s'étaient éteints, ici.

Et pour la première fois, je me sentais vulnérable. Fragile. Isolée dans un monde qui voulait sûrement mon mal. Après tout, pourquoi ne le voudrait-il pas ? Le précédent le hurlait à plein poumon, sa haine à mon égard. Je m'essuie du dos de la main, suçote la plaie laissée par mon croc. Je n'aimais pas le goût, ça me mettait à cran.

Mais j'avais besoin de l'être, à cran.

Puis le voilà, le son tant craint. Celui de feuillage que l'on écarte, de branches mortes que l'on écrase. Je reste immobilisée, contre mon support. Me fais aussi silencieuse que possible, alors que mon souffle se stoppe. Normalement, j'aurai cherché l'impudent et lui aurai brisé tous ses os d'un revers de la main. Mais normale, la situation ne l'était plus.

Et si on voulait aller jusqu'au bout des choses, normal n'était pas un qualificatif que l'on pouvait se permettre à mon égard. J'étais ... Anormale. Dans le bon sens du terme. Ou tout du moins, je l'étais.

Là avec mes teintes multicolores, je n'étais plus qu'un monstre de foire.

Il m'avait repéré.

Je n'avais pas fait beaucoup d'efforts pour m'occulter, après tout. Cet instinct de survie était absent en moi. Après tout, il n'y a pas quelques heures, c'était le monde entier qui se terrait dans le moindre trou pour échapper à mon regard. Je me savais affaiblie, mais ma fierté restait là. J'avais secoué les fondations d'un monde, ce n'était pas pour me comporter comme une paysanne dans un autre.

Alors il s'approche, cet inconnu. Il n'a pas l'air si formidable, mais un adversaire qui l'était peu était une menace que je ne pouvais me permettre de prendre avec légèreté, là maintenant. Il m'interroge. Comment sortir d'ici. Si j'allais bien. Un rire nerveux s'échappe de mes lèvres, alors que je réponds un peu trop abruptement.

- Non.

Réponse monosyllabique qui répondait parfaitement aux deux questions. Je ne savais pas comment sortir d'ici, n'ayant pas pris le temps pour réfléchir à une quelconque façon de se faire. Et non, je n'avais aucun problème. Ou j'en avais un millier. Cet homme avait l'air aussi paumé que moi, mais ça ne voulait pas dire pour autant que je pouvais lui faire confiance. Il n'avait pas besoin de connaître ma situation, et j'avais encore moins envie de lui exposer ma faiblesse temporaire.

Après tout, j'avais été une reine. Une déesse. En quelque sorte.

Mais ça, c'était avant.

- Je ne suis pas d'ici, comme vous pouvez vous en ... "douter".

Il faudrait être stupide pour ne pas le comprendre, eu égard à mes teintes singulières.

- Mais nous pouvons chercher une sortie ensemble. Si vous ... le souhaitez.

Je lui adressais un mince sourire.

Même si ce n'était pas dans mes priorités, il était préférable que je parte à la découverte des environs. Peut-être cela m'éclairerait-il sur mon sort ...